L’arbre qui cache la forêt

La Bremgartenwald est un véritable poumon pour les citadin·e·s. A l’image de la Bärnoise, celles et ceux qui la fréquentent régulièrement le savent: tous ses arbres ne se valent pas.

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Patricia Michaud s’en rend bien compte: à terme, elle devra trouver un remplaçant à son compagnon végétal disparu. (Bild: Silja Elsener)

L’autre jour, j’ai fait remarquer à un collègue de bureau – parent lui aussi - que contrairement à ce que j’avais anticipé, le fait de devenir mère ne m’avait pas soudainement transformée en adulte. Dans ma tête, je reste une grande enfant. Quadragénaire, certes. Mais pas vraiment adulte. Après avoir réfléchi un instant, il m’a indiqué que pour sa part, il s’est «enfin» senti adulte lorsqu’il est allé acheter pour la première fois un sapin de Noël en compagnie de sa joyeuse progéniture.

Cette conversation m’a ramenée quelques années en arrière, un samedi de décembre particulièrement froid et enneigé. Ce jour-là, accompagnée de mon fils et de mon père, j’ai moi-même payé de ma poche mon premier – et à ce stade dernier – sapin de Noël. Contrairement à mon collègue, je n’ai pas été catapultée du jour au lendemain dans le monde magique des adultes. Par contre, cette expérience m’a ouvert les portes d’un autre monde que je connaissais peu, celui des forestiers.

Habitant dans le quartier de la Länggasse, c’est tout naturellement que je me suis rendue au Forstbetrieb situé à l’orée de la Bremgartenwald, qui vendait les festifs conifères. J’en suis ressortie non seulement avec un – certes onéreux mais fringuant – sapin de la région, mais aussi avec une foule d’informations sur la surveillance et l’exploitation de cette forêt dans laquelle je passe des heures à courir, à me balader ou à faire du vélo. Suite à ce cours improvisé de dendrologie pris auprès du forestier de piquet, j’ai cessé de m’attrister chaque fois que j’apercevais un tronc coupé net au détour d’un chemin. Confiante, je me rappelais que c’était sans doute pour son bien, voire celui de la forêt entière, que cet arbre avait été ainsi sacrifié.

Bonnes ondes végétales

Il y a quelques semaines, cette confiance a néanmoins été mise à rude épreuve. L’imposant feuillu qui m’accueille et m’encourage inlassablement depuis des années lorsque j’attaque mon jogging dans la forêt de Bremgarten, celui qui me sert d’appui lorsque je fais mon stretching après l’effort et surtout, celui à qui je demande de l’énergie lorsque je préférerais rentrer m’affaler sur mon canapé plutôt que de m’époumoner durant une heure, bref, l’un de mes plus fidèles compagnons végétaux, a disparu. Non content de le décapiter, son bourreau l’a carrément scié au ras de la souche. De mon pauvre ami, il ne reste qu’une fine couche de bois qui me semble encore fumante et dont l’odeur de sève enchanteresse me ferait presque oublier la triste réalité.

Au moment de cette funeste découverte, j’ai fait taire la secrétaire mentale qui m’ordonnait d’attaquer au plus vite ma séance de sport afin de ne pas mettre en péril le programme du reste de la matinée et ai décidé de m’attarder un peu à l’entrée de la forêt pour rendre hommage au géant déchu. Et repenser à toutes les fois où j’ai bénéficié de son soutien inconditionnel. Il en a eu, du boulot! Sans broncher, il m’a sauvé la mise à plusieurs reprises lorsque, rongée par le stress professionnel ou familial, j’étais prise de coliques en plein jogging. Il suffisait alors que je pense à sa stature digne, à ses racines profondément enfoncées dans le sol, pour trouver le courage de repartir au trot.

Parfois, mon ami feuillu a prêté de bonne grâce main forte à de petits défis, aussi puérils fussent-ils. Un jour, tandis que j’effectuais d’une foulée légère – pas l’ombre d’une colique ce soir-là – l’une de mes boucles favorites en forêt, j’ai senti derrière moi une présence insistante. Involontairement, j’ai ralenti la cadence, ce qui m’a valu d’être dépassée par un homme âgé d’une trentaine d’années. Pour une raison que je ne m’explique pas totalement, mais qui doit être à chercher du côté de mon souci d’égalité entre les sexes, j’ai commencé à lui coller à mon tour aux baskets. S’en est suivie une course-poursuite un peu absurde sur une dizaine de kilomètres, durant laquelle nous jouions le lièvre à tour de rôle. Là encore, il a suffi d’un appel à l’aide mental pour que «mon» arbre m’envoie l’énergie nécessaire pour garder ce rythme définitivement trop rapide pour moi. A la fin de l’épreuve, mon concurrent et moi étions l’un comme l’autre hors de souffle, rouge écarlate et en nage.

Outre les talents de confident, de préparateur sportif et de guérisseur, le feuillu de l’entrée de la Bremgartenwald avait aussi celui de guide. De temps à autre, faisant fi de mon absence totale de sens de l’orientation, je m’aventure hors des parcours soigneusement balisés pour les adeptes du jogging. A presque tous les coups, je m’égare. Si, si, je suis sérieuse. D’ailleurs, pour que vous puissiez vous faire une idée de l’ampleur du problème, je vais vous avouer ceci: il m’arrive même de me perdre sur les parcours balisés! Mais pour en revenir à mon ami végétal, plus d’une fois, il m’a servi de boussole. Paumée au milieu de la forêt, je me connectais à lui et avais l’impression d’être ramenée à bon port. Moyennant quelques détours, j’en conviens.

Cherche remplaçant

A terme, il faudra bien que je trouve un remplaçant à mon arbre. Comme me l’a fait remarquer l’autre jour mon fils – qui, contrairement à moi, a la tête bien sur les épaules – «les arbres, ce n’est pas ça qui manque dans la forêt». En attendant d’être prête à lui faire des infidélités, je monte sur sa modeste souche après mes rondes de footing.

Le week-end dernier, alors que je m’attardais un peu sur mon piédestal, une femme en tenue de sport s’est approchée de moi. Pensant qu’elle me prenait pour une illuminée, j’ai adopté une attitude un brin défensive. D’où ma surprise quand elle m’a indiqué être choquée par la disparition de ce «si bel arbre» contre lequel elle avait l’habitude de parquer son vélo. Nous avons échangé quelques souvenirs sur notre connaissance commune, un peu à l’image de ce que font les gens durant l’apéro qui suit une cérémonie funéraire. Puis nous sommes reparties chacune de notre côté, toujours transpirantes mais le cœur un peu plus léger.

À écouter en explorant la forêt de Bremgarten: Dunnä im Tal (Fatima Dunn)

À propos de Patricia Michaud

Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Durant cette deuxième année de publication, la chronique «Bärnoise» se met au vert. Le temps d’explorer la nature de proximité.

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