Les trésors du trottoir

Ce sont trois mots que la Bärnoise apprécie beaucoup: la pratique du «Gratis zum Mitnehmen» est bonne pour la Planète et pour le porte-monnaie. Quelques règles s’imposent néanmoins.

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Chaque fois qu’elle prend un objet dans la rue, Patricia Michaud en dépose un autre sur le trottoir. Du moins en théorie. (Bild: Silja Elsener)

Cela aurait pu être une comédie de boulevard. Alors que je regardais par la fenêtre de ma cuisine, j’ai aperçu mon voisin du dessus, sortant de l’immeuble en pantoufles d’un pas déterminé, une échelle en bois sous le bras. Il a déposé l’objet au coin de la rue, y a apposé un bout de papier griffonné, puis est rentré. Je me suis pour ma part rendue sur le balcon - qui donne de l’autre côté du bâtiment, sur une vaste cour intérieure - pour y cueillir du basilic. Mon attention a immédiatement été attirée par l’arrivée d’un autre homme, la même échelle en bois sous le bras, qui s’est engouffré d’un pas tout aussi déterminé dans l’immeuble d’en face.

La pratique du «Gratis zum Mitnehmen», à savoir le fait de placer des objets (livres, vaisselle, meubles, vêtements, etc.) dont on ne se sert plus sur le trottoir, accompagnés d’un petit billet doux invitant les passant·e·s à se servir: voilà une habitude qui m’a immédiatement séduite lorsque j’ai emménagé à Berne. D’une part parce qu’elle contribue à l’économie circulaire. D’autre part car elle épargne aux gens qui ne possèdent pas de voiture – ce qui est mon cas – des déplacements compliqués depuis les brocantes ou vers les déchetteries.

Dans la capitale fédérale, cette sympathique coutume s’est quasi institutionnalisée, au point de faire fermer les yeux aux autorités (voir ci-dessous) et d’inspirer à la célèbre newsletter Ron Orp une liste des meilleurs endroits de la ville où aller«faire son marché» gratuitement. Inconditionnelle de la pratique, une de mes copines a tout bonnement renoncé au shopping classique. Lorsqu’elle a besoin d’un objet, elle sillonne la ville à vélo, le regard aiguisé et le porte-bagages prêt à accueillir la trouvaille du jour.

Il va sans dire que le «Gratis zum Mitnehmen» demande une certaine discipline. C’est un peu comme une virée chez Ikea. Si vous ne vous en tenez pas rigoureusement à une liste prédéfinie de choses dont vous avez (vraiment) besoin, votre logement ressemblera vite à celui d’une personne atteinte du syndrome de Diogène. Moi, je me suis fixé une règle toute simple, que j’essaie – avec plus ou moins de succès – de respecter. Chaque fois que je ramène chez moi un cache-pot, une ceinture ou un mug dénichés au hasard d’une balade, je place à mon tour un objet dans la rue.

Un coup de fil et une camionnette

Parfois, des objets, j’en pose une grande quantité sur le trottoir. Lorsque je déménage, je prends un malin plaisir à créer une mini-brocante devant l’appartement que je quitte, allant jusqu’à disposer le plus élégamment possible meubles et bibelots afin d’attirer les chaland·e·s. Une fois, curieuse d’observer le résultat, je me suis installée en face de chez moi incognito, sur un banc public. Après quelques minutes seulement, un homme est venu évaluer la marchandise. Il a alors dégainé son téléphone portable, a passé un rapide coup de fil, puis s’est posté près de mon stand de fortune. Un quart d’heure plus tard, une camionnette pilait devant l’immeuble. De mon assortiment, il n’est resté que quelques couvercles de tupperware.

Autre quartier, autre déménagement: cette fois-là, je décide – le cœur lourd – de me séparer de l’ensemble de mes CD et DVD, dont je n’ai plus l’utilité. Soit des centaines d’albums, de films et de séries amassés au fil des ans et de mes changements de goûts. Ce sont alors trois imposants cartons que je place – un samedi matin ensoleillé – au croisement de deux rues très fréquentées. Je n’ai même pas fini de scotcher la petite pancarte «Gratis zum Mitnehmen» qu’une femme passe la tête par la fenêtre de son logement et me houspille. Lui décochant le plus gentil sourire dont je suis capable à ce moment-là – après tout, ce sont des tonnes de souvenirs, et probablement des milliers de francs, que je suis en train d’abandonner sur le trottoir – je lui jure de revenir rechercher mes cartons le lendemain, qu’ils soient vides ou pleins.

Tout le week-end, j’ai croisé autour de chez moi des personnes tenant à la main des CD et DVD. Pas mal de jeunes skateur·euse·s (j’ai eu une longue phase grunge et neo-métal) mais aussi des couples de quadragénaires (visiblement, «Friends» ne se démode pas) ou encore des seniors promenant leur chien (mes parents m’ont transmis leur goût pour l’opéra). Pour moi, ce succès était la meilleure manière de rendre hommage à ma collection. Et lorsque je suis comme promis allée récupérer mes cartons, qui n’étaient d’ailleurs plus qu’au nombre de deux, ils ne contenaient rien du tout.

Tout n’est pas à prendre

Par souci d’honnêteté, je me dois de mentionner pour terminer quelques désagréments liés à la coutume du «Gratis zum Mitnehmen». L’un d’entre eux, la plupart des Bärnoises l’ont déjà vécu: découvrir devant leur immeuble en partant, matin après matin, et en rentrant, soir après soir, un tas d’objets moches, cassés et/ou déformés par la pluie, qui auraient leur place dans une poubelle. Autre hic? Tellement habitué·e·s à se servir sur le trottoir, certain·e·s en oublient que tout ce qui est entreposé dans la rue n’est pas forcément à donner. Un jour, alors que j’étais en train d’inspecter en face de chez moi un tas d’objets clairement annoncés comme gratuits, mon regard a été attiré par un vélo turquoise pour enfant posé juste à côté. J’ai mentalement félicité ses propriétaires pour leur générosité. Le lendemain matin, des affichettes étaient suspendues dans toute la rue, annonçant la disparition d’un vélo pour enfant turquoise.

Ce que même les vraies Bärnoises ne savent pas:

Déposer des objets dans la rue, même lorsque le but est de leur donner une seconde vie, est illégal en Suisse. Cette pratique peut engendrer des amendes salées. Heureusement pour nous Bärnoises, nos autorités municipales font partie de celles qui sont les plus tolérantes en la matière dans le pays. A condition que les habitant·e·s respectent quelques règles de base: ne déposer sur le trottoir que des objets en bon état et ramener à la maison ce qui n’a pas trouvé preneur·euse après 24 heures ou qui pourrait être endommagé par une pluie imminente. A noter qu’il existe des alternatives au «Gratis zumMitnehmen», notamment les plateformes web nimms.ch, keepinuse.ch ou gratiszuverschenken.ch.

A propos de Patricia Michaud

Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.

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Diskussion

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Marc Roethlisberger
15. August 2024 um 16:18

C'est toujours un plaisir de lire tes articles 😉

Micha Weiss
14. August 2024 um 20:12

Merci für den schönen Artikel.