De si jolis petits paquets
Le mercredi matin, les trottoirs bernois se parent d’impeccables ballots de vieux papier. Depuis 15 ans, Patricia Michaud parvient à se soustraire à la confection de «Bündeli».
Quartier de la Länggasse, un mercredi matin de 2008: ma nouvelle colocataire, l’air très sceptique, me regarde trimballer jusqu’à la porte d’entrée trois sacs à commissions Migros débordant de journaux froissés, bouts de cartons et autres vieux papiers. Je les dépose sur le trottoir et m’en vais travailler, fière d’avoir liquidé une tâche ménagère de si bonne heure. Même jour, même immeuble, fin de journée: de retour du boulot, je trouve devant ma porte mes trois sacs en papier, assortis d’une note manuscrite en Bärndütsch me priant – crois-je comprendre – de séparer papier et carton.
Deux semaines plus tard: je me lève dix minutes plus tôt que d’habitude, remonte mes sacs Migros stockés à la cave, vide leur contenu sur le sol de la cuisine, fourre les papiers dans deux cabas et les cartons dans le troisième. Je sors d’un pas déterminé et place le tout au coin de la rue. Le soir venu, mon vieux papier trône à nouveau devant la porte, surmonté d’un autre billet doux ... et d’un long bout de ficelle. C’est à ce moment-là seulement que l’ampoule s’allume dans ma tête.
La fois suivante est la bonne: je fais le deuil de mes cornets Migros et entreprends de former de petits monticules de papier, que je ficelle tant bien que mal. Sous l’œil hilare de ma colocataire, je traîne le tout devant l’immeuble, croise les doigts et pars travailler. Ce soir-là, mon paillasson est délicieusement vide.
Un grand élan de compassion
Je l’ai appris par la suite: dans cette ville qui est désormais la mienne, les ballots de vieux papier font tellement partie de la vie domestique qu’ils portent un surnom affectueux, les «Bündeli» (pour «Altpapierbündel»). Plus qu’une tradition, ils sont une obligation, comme me l’a révélé – juste après cette mésaventure - un tour sur le site internet communal consacré au recyclage des déchets. A l’époque, curieuse de savoir pourquoi on obligeait les Bernoi·se·s à se démener avec de la ficelle et des ciseaux, j’avais même lancé un coup de fil à la voirie communale. Un responsable m’avait répondu sans hésiter: «Est-ce que vous avez déjà essayé, les jours de pluie, de soulever un sac à commissions détrempé? Le fond se déchire, c’est insupportable pour nos employé·e·s!»
C’est motivée par un grand élan de compassion pour le personnel municipal bernois que, durant les semaines qui ont suivi, j’ai tenté de m’initier à l’art de la confection des Bündeli. Malheureusement, je n’ai jamais réussi à générer ces ballots symétriques et compacts que j’admire tous les mercredis matins sur les trottoirs de la ville. Lorsque je trimballais les miens dans l’escalier de mon immeuble, au moins un journal ou une enveloppe s’en échappait à chaque étage. Las, j’ai fini par recommencer à fourrer mon vieux papier dans des sacs Coop ou Migros, qui s’amoncelaient à la cave. Quand je n’arrivais plus à entrer dans cette dernière, je me résignais à faire des allers-retours à la mini-déchetterie du quartier, deux sacs pleins à craquer dans chaque main et des cartons vides sous les bras.
L’ange et le démon
L’an dernier lors d’une de ces expéditions, alors que je m’étais arrêtée au coin d’une rue pour reposer des membres supérieurs engourdis par le poids de mon chargement, j’ai été abordée par une jeune femme. Sur un ton qui frisait la condescendance, elle m’a demandé pourquoi je ne déposais pas tout simplement ces sacs devant mon immeuble le mercredi matin. Cela fait plusieurs années qu’elle vit ici et jusqu’à présent, cette pratique n’a jamais engendré la moindre réclamation. Peut-être qu’il y a quinze ans, j’étais tombée sur un·e éboueur·euse particulièrement pointilleux·euse…
L’espace d’un instant, un petit ange et un petit démon se sont livré une guerre de principe dans ma tête. «Et le pauvre personnel de la voirie, alors ?», arguait le premier. Vous vous en doutez, c’est le second qui l’a emporté. J’ai embarqué sacs et cartons – qui me paraissaient soudain bien moins encombrants –, ai fait demi-tour et suis rentrée les entreposer dans ma cave jusqu’au mercredi suivant.
Pour la forme, je suis retournée surfer sur la page web ad hoc de la municipalité bernoise. Comme il y a quinze ans, il est écrit noir sur blanc que le papier et le carton doivent être fermement fagotés à l’aide de ficelle avant d’être abandonnés dans la rue. Me voilà donc hors-la-loi en toute connaissance de cause. Si vous souhaitez me dénoncer aux autorités, n’hésitez pas à contacter la rédaction de «Hauptstadt» pour obtenir mes coordonnées.
25kg. C’est le poids maximal autorisé par ballot de vieux papier ou carton déposé dans les rues de la ville de Berne. Cette restriction vise probablement à protéger le dos des employé·e·s de la voirie. Reste à savoir comment il est possible de produire des «Bündeli » dépassant cette norme. En empilant des feuilles de papier rocher?
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.