Top of Bärnoise
Le Gurten sert de parc géant à la ville de Berne. Comme la plupart des autres habitant·e·s de la capitale, Patricia Michaud y monte régulièrement. Dans la joie, la tristesse ou la sueur.
A moins que vous viviez sur une île déserte, vous avez forcément entendu parler, il y a quelques semaines, de la sortie du quatorzième album studio de l’iconique groupe de rock The Cure. Et peut-être que vous vous êtes délecté·e de la beauté et de la mélancolie des morceaux du groupe anglais, dont le premier opus remonte à 1979. Pour moi, l’écoute des huit titres de «Songs of a lost world» a rimé avec une grosse bouffée de nostalgie. Je me suis revue près de 30 ans plus tôt, précisément le 14 juillet 1995 (j’ai cherché la date sur Internet), trépignant d’impatience devant la scène principale du festival du Gurten en attendant l’arrivée de Robert Smith and co.
C’est une camarade de classe, âgée comme moi de 14 ans à l’époque, qui m’a entraînée dans cette aventure musicale. Cheveux crêpés et vêtements noirs de rigueur, elle écoutait à longueur de journée sur son discman le single «Why can’t I be you?» dans les couloirs de l’école. Un jour, elle a débarqué en cours l’œil brillant, annonçant la gorge serrée par l’émotion que The Cure daignait jouer en Suisse. Et qu’elle était autorisée à faire le déplacement dans la capitale pour se rendre au concert, moyennant la présence d’une personne adulte – en l’occurrence sa maman – et de l’une de ses copines. Son choix s’est porté sur moi, qui partageais son goût pour la musique rock et les riffs de guitare sombres.
De ce premier «Güsche», j’ai bizarrement conservé davantage de souvenirs relevant du contexte que du concert lui-même. Je me rappelle l’interminable file d’attente pour prendre le funiculaire, le goût des épis de maïs grillés sur le feu ou encore ces festivalier·ère·s dormant comme des bébés dans leur sac de couchage juste à côté de la scène, malgré les décibels. Je me souviens aussi m’être sentie parfaitement bien là-haut, dans ce morceau de verdure planté juste au-dessus de la ville. J’étais néanmoins loin de me douter de l’importance que prendrait pour moi le «Hausberg» bernois plus tard dans ma vie.
Petit coin improvisé
Une Bärnoise qui se respecte se rend de temps en temps au festival du Gurten. Trente ans plus tard, j’ai donc une série d’éditions au compteur. Parmi les moments marquants figure sans conteste l’improvisation sur scène de Patti Smith sur le thème «Elle monte sur la montagne à bicyclette; elle s’arrête derrière un arbre pour faire pipi». Quelques heures plus tôt lors de mon ascension à vélo – j’ai depuis longtemps renoncé au funiculaire – je m’étais arrêtée pour aller me soulager à l’abri des regards. Alors que je rejoignais ma monture abandonnée sur le bas-côté de la petite route menant au sommet, je me suis retrouvée nez à nez avec la grosse berline emmenant la chanteuse à son concert. Imaginez ma surprise lorsque j’ai entendu cette anecdote chantée devant des milliers de personnes!
Dans un registre plus solennel, le Gurten est devenu pour moi un lieu régulier de recueillement depuis que les cendres d’une personne de mon entourage y ont été enterrées au pied d’un arbre dit «du souvenir». J’aime m’extirper pour quelques heures de la frénésie urbaine – et parfois aussi du brouillard qui l’accompagne – et monter poser mon front contre le tronc à la fois rugueux et accueillant de cet érable qui en a vu d’autres. J’en profite pour grimper jusqu’à la pyramide qui marque le point culminant de la colline, non pas pour ajouter un sommet à mon palmarès mais pour admirer la vue sur les Alpes bernoises et le Gantrisch. Et me promettre d’apprendre, d’ici mon ascension suivante, le nom de toutes ces montagnes. Une promesse malheureusement non tenue à ce jour.
Plus que tout, le Gurten est pour moi associé au jogging. Alors que mon fils était âgé de six mois et que je venais de reprendre mon taux d’activité professionnelle normal, une connaissance m’a convaincue de m’inscrire avec elle au semi-marathon d’Aletsch, une course de montagne au départ de Bettmeralp (VS). Or, comment engranger du dénivelé positif en perdant le moins de temps possible dans les transports publics? Sur le «Güsche», bien sûr!
L’entraînement de trop
Durant les semaines qui ont suivi, j’ai bravement passé chacun de mes mercredis après-midi à pousser au pas de course mon petit bonhomme, tranquillement endormi dans sa poussette tout-terrain, sur la colline. Quand je dis «au pas de course»: en adoptant certes les mouvements d’une joggeuse mais à une cadence escargotique me valant de me faire dépasser par certain·e·s promeneur·euse·s. Une fois en haut, je me changeais aux toilettes, passais mentalement en mode «maman», puis savourais durant quelques heures le grand air.
Ce rituel hebdomadaire s’est poursuivi bien au-delà du semi-marathon. Tant que mon fils a été en âge de faire la sieste, je nous ai traînés chaque mercredi – de plus en plus péniblement vu son poids croissant – sur le «Hausberg». En hiver, j’accrochais parfois un bob sur la poussette, afin que nous profitions ensuite des joies de la glisse. Reste qu’un jour, alors que nous attaquions à peine l’ascension, mon gaillard de trois ans s’est réveillé de sa courte sieste et, ouvrant grands ses yeux d’enfant qui a encore tout à découvrir, s’est mis à me mitrailler de questions à propos de ce qu’il voyait en chemin. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de monter en courant sur le Gurten en poussant un chargement de 25kg tout en parlant mais moi, je n’ai pas trouvé cela optimal.
Un funiculaire nommé désir
Cette expérience a sonné le glas de nos expéditions du mercredi. Comme la plupart des parents bernois, j’ai néanmoins continué à emmener régulièrement mon fils se défouler là-haut. Incapable de me résoudre à monter en funiculaire, je l’ai initié dès cet âge précoce à la randonnée. Cinq ans plus tard, alors qu’il rentrait d’une course d’école sur le Gurten, il m’a priée d’un air malicieux d’excuser le fait de n’avoir eu d’autre choix que de prendre le «Bähnli». Depuis, lorsque sa maîtresse oblige ses propres enfants pré-adolescents à redescendre de la colline à la force des mollets, et qu’ils la traitent de tortionnaire, elle leur ressort l’histoire de cette mère qui a forcé son fils à monter à pied dès ses trois ans. Rien de tel pour leur clouer le bec.
Les forêts du souvenir (Friedwälder en allemand) sont de plus en plus populaires en Suisse. A l’image de celle qui se trouve sur la colline du Gurten, elles offrent la possibilité d’enterrer les cendres d’une personne au pied d’un arbre. Il s’agit d’une alternative proche de la nature au cimetière. Longtemps cantonné à la Suisse alémanique, le concept fait désormais des émules en Suisse romande.
Informations concernant la Suisse alémanique: www.friedwald.ch
Informations concernant la Suisse romande: www.sovenance.ch
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.