La goalie, c’est moi
Une vraie Bärnoise se doit de lire l’œuvre de Pedro Lenz. En dialecte, natürlech. Plus facile à dire qu’à faire, comme l’a appris Patricia Michaud à ses dépens.
Cela devait être un samedi ou un dimanche matin à la fin des années 2000, dans un parking situé non loin de l’agence de presse dans laquelle j’étais employée à l’époque. Des collègues et moi nous y étions donné rendez-vous pour nous rendre ensemble à un tournoi de foot corporatif. Lorsque la dernière personne manquant encore à l’appel a fait son apparition, flanquée de celui qui semblait être son petit ami, plusieurs paires d’yeux étonnés se sont tournées vers cet homme. «T’as vu qui c’est?», a chuchoté un collègue à un autre. Ce dernier a hoché la tête, le regard brillant. Ce jour-là, il me fallut encore attendre quelques heures avant d’apprendre que le compagnon de ma coéquipière était un certain Pedro Lenz, dont le nom me disait vaguement quelque chose. Ce que je constatai durant le tournoi – auquel il était venu assister en tant que supporter -, c’est qu’il semblait s’y connaître en matière de ballon rond, distillant encouragements par-ci, conseils avisés par-là. Le lendemain, quelques recherches sur Internet m’informèrent qu’il s’agissait d’un auteur alémanique, connu pour ses textes en Bärndütsch.
En 2014, lorsque sortit le film «Der Goalie bin ig», basé sur l’ouvrage éponyme à succès de Pedro Lenz, je filai le voir au cinéma. Avec sous-titres en français, of course: à l’époque, ma connaissance du bernois laissait encore à désirer. Autant dire que m’attaquer au roman lui-même ne me serait jamais venu à l’esprit. Depuis, comme le savent les fidèles lecteur·rice·s de cette chronique, j’ai apprivoisé le Bärndütsch, du moins à l’oral. Ma pratique de la lecture du dialecte, elle, se borne généralement au déchiffrage – assez laborieux – des messages postés dans les groupes WhatsApp de quartier, de bureau ou de sport dont je fais partie. Lorsqu’une information particulièrement importante y est communiquée, il n’est pas rare que je la lise à haute voix, un peu comme une écolière de première année primaire, afin d’être sûre d’avoir bien compris.
Nondediö
Une vraie Bärnoise se devant d’être capable de citer de tête des passages tirés de l’œuvre de Pedro Lenz, j’ai pris mon courage à deux mains récemment et décidé de profiter d’un aller-retour en train dans les Grisons pour m’initier à la prose de ce natif de Langenthal. Assez logiquement, c’est l’histoire de «Goalie», un sympathique (et assez pathétique) ex-taulardsurnommé ainsi en raison d’une anecdote remontant à l’enfance, que j’ai choisi de télécharger sur ma liseuse. Le livre débute ainsi: «Aagfange hets eigetlech vüu früecher.» Jusque-là, tout va bien. «Aber i chönnt jetzt ou grad so guet behoupte, es heig a däm einten Oben aagfangen, es paar Tag nachdäm, dasi vo Witz bi zrügg cho.» Aïe, ça se gâte déjà pour moi…
Pour celles et ceux qui se le demandent: non, lorsque je suis rentrée chez moi à Berne, je n’avais pas terminé «Der Goalie bin ig». Non pas par découragement – je ne suis pas du genre à laisser tomber facilement – mais faute de temps. J’ai en effet dû relire la plupart des phrases plusieurs fois dans ma tête – voire à haute voix, pour les plus alambiquées – jusqu’à trouver la bonne manière de prononcer les mots et donc, par ricochet, d’en comprendre le sens. Durant l’un des trajets – je crois bien que c’était le tronçon Landquart-Scuol – la gentille dame assise en face de moi a d’ailleurs fini, au bout d’une heure, par me demander si je répétais un rôle pour une pièce de théâtre.Dans un autre train, j’ai laissé échapper un éclat de rire qui a provoqué le retournement de plusieurs têtes. Après avoir lu, relu et re-relu le terme «nondediö», je venais de comprendre qu’il s’agissait de «nom de Dieu» à la sauce Goalie.
Un loser attachant
A de nombreuses reprises, je me suis félicité d’avoir opté pour un livre dont je connaissais l’adaptation cinématographique. Il m’a plus d’une fois fallu me raccrocher à mes souvenirs du film, aussi lacunaires soient-ils, pour suivre le anti-héros de l’histoire dans ses pérégrinations villageoises. Et pour lui apporter mon soutien moral lorsque ses élans amoureux pour Regula étaient déçus, m’offusquer quand ses prétendus amisse servaient honteusement de lui et pester quand, pour la énième fois, il noyait sa solitude – et vidait son porte-monnaie – dans l’alcool, voire dans la drogue.
Reste qu’à l’image de cette écolière de première année primaire qui, à force d’entraînement, gagne en assurance et n’a plus systématiquement besoin de suivre le texte avec son index lorsqu’elle lit un conte ou une bande dessinée, j’ai fini par prendre mes aises, par atteindre une espèce de «flow». Surtout, je me suis laissée séduire par ce loser tellement attachant, dont la fantaisie mentale est à la fois la meilleure amie et la pire ennemie. Et quand j’ai tourné (virtuellement) la dernière page du livre, je me suis dit qu’il n’était pas exclu que je télécharge à l’occasion un autre ouvrage de Pedro Lenz. Mais avant cela, je vais m’octroyer un break et reposer mes neurones grâce à un roman en français, en anglais… ou en«bon» allemand.
Publié en 2010, le roman – en dialecte bernois – de Pedro Lenz «Der Goalie bin ig» est l’un des ouvrages suisses alémaniques contemporains ayant connu le plus de succès, que ce soit en terre helvétique ou à l’étranger. Outre d’une adaptation cinématographique en 2014, l’ouvrage a fait l’objet de traductions dans pas moins de douze langues: «bon» allemand, français, italien, lituanien, hongrois, anglais, russe, letton, néerlandais, polonais, galicien et ukrainien. Alors que la versionallemande est restée fidèle au titre original («Der Goalie bin ich»), le livre en français, lui, est intitulé «Faut quitter Schummertal».
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.