Comment devient-on une vraie Bärnoise?
Parler le suisse-allemand constitue un excellent outil d’intégration. Mais comment y parvenir? Pour Patricia Michaud, c’était un sacré défi. Heureusement, la vie lui a tendu une perche.
Wankdorf (ou plutôt Stade de Suisse), été 2016. YB affronte en barrage de la Ligue des champions Yann Sommer et ses coéquipiers de Borussia Mönchengladbach. Arrivée à la dernière minute en raison d’un rendez-vous professionnel, je me glisse aussi discrètement que possible à ma place. Pas assez discrètement: d’humeur (très) festive et (très) bavarde, mes voisins de siège entament aussitôt la conversation dans un «Bärndütsch» déjà passablement alcoolisé. Rapidement, ils semblent néanmoins se désintéresser de moi. Pire, lorsque je me risque à leur faire un commentaire sur le match, leur réponse est livrée sur un ton glacial. Un peu plus tard, «nos» gars égalisent à 1 partout. A l’image des milliers d’autres supporters d’YB présent·e·s dans le stade, je me lève et jubile. Mes voisins m’observent, incrédules: «Tu n’es pas pour le Borussia?» C’est là que l’ampoule s’allume dans ma tête: ils pensent que je suis Allemande.
Apprendre le dialecte ou pas?
Apprendre ou ne pas apprendre à parler le dialecte bernois? Telle est la question que je me suis posée durant mes dix premières années de vie dans la capitale fédérale. A l’inverse, la volonté de comprendre le Bärndütsch s’est imposée comme une évidence dès mon installation dans la ville, fin 2008. Quelques mois plus tard, lorsque je me suis rendue au concert d’un groupe de rock local au Dachstock et que j’ai constaté que je comprenais tout ce que disait le chanteur entre les morceaux, j’étais d’ailleurs hyper fière. Un enthousiasme qui en a pris pour son grade quand l’amie alémanique qui m’accompagnait m’a signalé que ce musicien s’exprimait… en «Hochdeutsch». Heureusement, trois ans plus tard, mes oreilles avaient emmagasiné suffisamment de vocabulaire bernois pour que je sois en mesure de systématiquement proposer à mes interlocuteur·trice·s de renoncer à me parler le «bon» allemand. Un vrai soulagement pour la plupart d’entre eux et elles.
Compliment zurichois
Au fil des années, ma compréhension du dialecte a crû. Pour mon plus grand plaisir, mes collègues, ami·e·s ou proches bernois ont complètement cessé de passer, par réflexe, au bon allemand. Les seul·e·s à faire de la résistance? Les copains et copines que mon fils ramenait à la maison et qui – par politesse – s’entêtaient à m’adresser la parole dans un Hochdeutsch qu’eux·elles-mêmes maîtrisaient à peine vu leur jeune âge. Ce sont probablement ces bambins se démenant avec leur allemand scolaire qui m’ont convaincue, il y a quatre ans, de passer à la vitesse supérieure. Si tu veux qu’on te parle le bernois, parle-le toi-même… Encore fallait-il savoir comment m’y prendre. D’autant que je recevais des messages assez contradictoires de mes connaissances bernoises, certaines affirmant que leur langue ne comporte ni grammaire ni règles, d’autres m’indiquant l’exact inverse.
Finalement, la vie m’a tendu une perche. Sous la forme d’une nouvelle compagne (alémanique) pour mon frère, à qui j’ai décidé de parler le dialecte – et uniquement le dialecte - d’entrée de jeu. Etant donné qu’elle n’avait aucun autre point de référence linguistique me concernant, elle a trouvé cela le plus normal du monde. Et moi, j’ai réalisé avec étonnement que je ne m’en sortais pas si mal. Certes, pour les conversations philosophiques, il faudrait repasser. Mais à partir de là, tout est allé beaucoup plus vite que prévu. Un an plus tard, je n’avais recours au «bon allemand» que dans le cadre professionnel. L’année suivante, je m’aventurais à conduire mes premières interviews en suisse-allemand. Celle d’après, je recevais ce compliment ultime de la part d’un interlocuteur zurichois: «Vous qui parlez le Bärndütsch, vous devriez savoir que…»
L’épineuse question de l’accent
Et aujourd’hui, alors? La plupart des alémaniques que je côtoie se sont habitués à nos échanges en dialecte. Seul un ami de mon fils, que je connais depuis ses trois ans, persiste à me parler le Hochdeutsch. De quoi me rappeler que j’ai encore une sacrée marge de progression, surtout au niveau de l’accent. N’en déplaise à mes ami·e·s bernois·es qui préfèreraient que je conserve ma «charmante» intonation française. Et à toutes celles et ceux – francophones et germanophones confondu·e·s – qui estiment qu’apprendre le Bärndütsch ne sert à rien, puisque les Bernois comprennent le bon allemand. Mon expérience m’a montré que parler le suisse-allemand, même de façon très imparfaite – ou plutôt devrais-je écrire «surtout de façon très imparfaite» - constitue un excellent outil d’intégration.
Vous vous en doutez, il y a un bémol. Depuis que je me suis mise au dialecte, la qualité de mon Hochdeutsch a sérieusement piqué du nez. Que ce soit au niveau de la grammaire… ou de l’accent. Il y a peu, alors que j’étais en déplacement à Hambourg, je me suis retrouvée attablée avec un sympathique couple d’Allemands. Après deux minutes chrono, ils m’ont demandé: «Vous êtes Suissesse, n’est-ce pas?» Apparemment, je parle désormais l’allemand comme une vraie Bärnoise. Peut-être devrais-je le prendre comme un compliment.
Au même titre que la baignade dans l’Aar ou le marché aux oignons, la chanson et la littérature en dialecte bernois font partie de la liste officielle des traditions vivantes de notre pays. Etablie par l’Office fédéral de la culture dans la foulée de la ratification par la Suisse de la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, cette liste comporte actuellement 228 entrées, tous cantons confondus.
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.