La vie en noir

C’est lors d’un concert à la Reitschule que la Bärnoise a décroché son premier job de journaliste. Quinze ans plus tard, elle est enfin parvenue à ressortir du centre culturel au petit matin.

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Un job, une idée d’article et plusieurs soirées inoubliables: merci la Reitschule! (Bild: Silja Elsener)

Récemment, une personne non-binaire d’une vingtaine d’années, rencontrée au hasard d’une soirée, m’a indiqué que la Reitschule était sa «deuxième maison». Je n’ai pas passé suffisamment de temps dans le vénérable centre culturel bernois pour oser la même affirmation. Reste qu’au fil des années durant lesquelles j’ai travaillé et/ou habité dans la capitale fédérale, ce lieu délicieusement alternatif a fait des irruptions aussi régulières que marquantes dans ma vie.

C’est par exemple au Dachstock, la salle de concert nichée sous les toits du complexe, que j’ai décroché mon premier job de journaliste. Plus précisément alors que j’étais en train d’attendre que le groupe de rock psychédélique japonais Acid Mothers Temple daigne enfin monter sur scène. Une bonne heure de retard qui n’a pas été vaine, puisqu’au détour d’une conversation avec un pote de l’amie qui m’accompagnait ce soir-là, j’ai appris qu’un poste de rédactrice web à temps partiel se libérait à l’agence de presse Keystone-ATS. Un«petit boulot» idéal pour l’étudiante que j’étais à l’époque.

Une bonne quinzaine d’années plus tard, c’est dans ce même Dachstock que j’ai passé l’une des soirées les plus improbables dont je me souvienne. Ce jour-là, je m’étais traînée – pour la première et probablement dernière fois de ma vie – sur les contreforts de la Jungfrau, à l’occasion du marathon éponyme. Le matin, dans le train qui m’emmenait au départ à Interlaken, j’ai fait la connaissance d’une quinquagénaire aussi sympathique qu’athlétique. Comme moi, elle nourrissait quelques doutes quant à sa capacité à franchir la ligne d’arrivée. Beaucoup plus confiants qu’elle, ses deux fils jumeaux âgés de 26 ans lui avaient fait promettre de les rejoindre après la course à la Reitschule, où se produisait l’un de leurs groupes préférés, les Argoviens Al Pride.

Devant mon air amusé, ma compagne d’infortune n’a pas hésité l’ombre d’une seconde: elle m’a informé sur un ton sans appel que moi aussi, je serais de la partie ce soir-là. Nous voilà donc toutes les deux, vers 22h, accoudées au bar. Je devrais plutôt écrire «accrochées» au bar, nos jambes endolories par des heures d’effort peinant à nous porter. Et puisqu’il est recommandé de bien s’hydrater après une longue course, nous enchaînons les bières. Je ne peux m’empêcher de sourire en imaginant les autres participant·e·s au marathon, qui sont probablement déjà au lit ou, du moins, affalé·é·s sur leur canapé, une boisson isotonique à la main. Le lendemain au réveil, je fais moins la maline: mon mal de tête rivalise d’intensité avec mes courbatures.

Mousse matinale

Reitschule encore, Reitschule toujours. Cette fois-ci, à la sortie d’un concert au Rössli. Ma vessie se rappelle à mon bon souvenir. Pas envie de retourner à l’intérieur; j’opte pour l’un des «Frauenpissoirs» installés sur la Schützenmatte. Tandis que je me soulage, il me vient à l’esprit que pour une fois, je n’ai pas dû faire une queue interminable devant des toilettes publiques. Les urinoirs féminins constitueraient-ils un élément de réponse à l’inégalité de genre crasse en matière de WC? D’après une étude portant sur le Royaume-Uni, les femmes passeraient en moyenne 34 fois plus de temps que les hommes à attendre leur tour pour faire leurs besoins. C’est ce que m’ont révélé, ultérieurement, des recherches pour un article intitulé «Les urinoirs de l’égalité», inspiré par cette expérience nocturne.

D’un point de vue musical aussi, l’ancienne école d’équitation a été pour moi l’occasion de faire des expériences inoubliables. Je pense notamment aux concerts des Américains Neurosis et Isis ou à celui des Bâlois Harvey Rushmore & the Octopus. Par contre, ce que je ne suis jamais parvenue à faire, c’est en ressortir au petit matin. Programme du lendemain oblige, je suis toujours bravement rentrée chez moi à des heures que l’on pourrait qualifier de raisonnables.

Il aura fallu attendre que mon fils se découvre des affinités avec le punk pour pallier ce manque. En août 2022, alors que je consultais le programme de la fête des 30 ans du restaurant Sous Le Pont, j’ai constaté avec étonnement que l’un des groupes préférés de mon bambin se produisait le dimanche matin à 8h, au terme d’une longue nuit de festivités.L’occasion rêvée de finir les vacances scolaires sur une note rock’n’roll et de se réhabituer en douceur à la sonnerie du réveil. A 7h45 tapantes, nous débarquons dans la cour intérieure du centre culturel, un sandwich au miel dans une main, une banane dans l’autre. Une autre famille, qui s’est laissé convaincre, nous accompagne. Sous les yeux hilares de nos trois enfants – ainsi que de la foule de noctambules éméché·e·s se trémoussant encore dans la cour - les membres de Nasty Rumours débarquent sur scène en pyjama.

Lorsque je rentre brièvement dans le bistro, c’est dans la ferme intention d’y commander des cafés. Et pourtant, quand j’en ressors, ce sont des bières que je tiens à la main. Force de l’habitude ou volonté de célébrer dignement la fin de l’été?Dans tous les cas, cette mousse matinale s’est avérée être une fausse bonne idée. Toute la journée, je me suis sentie légèrement nauséeuse. Décidément, la Reitschule ne me réussit que lorsqu’il y fait nuit noire.

Ce que même les vraies Bärnoises ne savent pas:

C’est en 2019 que trois urinoirs féminins en métal ont été installés devant la Reitschule. Auparavant, seuls les hommes bénéficiaient d’une solution gratuite lorsqu’ils souhaitaient se soulager. A l’inverse, les femmes devaient payer pour faire pipi dans les toilettes publiques. Pour ces travaux, qui ont duré environ deux mois, l’exécutif bernois a libéré un crédit de 165'000 francs.

A propos de Patricia Michaud:

Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.

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