Glagla
Nager dans l’Aar est une activité estivale incontournable à Berne. Trop solitaire pour apprécier la foule des baigneur·euse·s, Patricia Michaud s’est jetée à l’eau… froide.
Des centaines de minuscules aiguilles s’enfoncent dans ma peau, qui semble en feu. Ma respiration ralentit de façon alarmante, m’obligeant à avoir recours, afin de rester oxygénée, aux rudiments de yoga appris quelques années auparavant en prévision de mon accouchement. Mes doigts picotent douloureusement; mes pieds, je ne les sens carrément plus. Non, je ne suis pas tombée dans un trou d’eau glacée lors d’une expédition sur la banquise. Je suis en train de nager – volontairement! – dans un méandre de l’Aar, juste sous les fenêtres de mon bureau, d’où un collègue vêtu d’une doudoune me fait un signe amusé tout en filmant avec son smartphone.
Mes camarades de baignade, plus expérimenté·e·s que moi, me rassurent d’un sourire bleuté. Quant aux touristes asiatiques posté·e·s de l’autre côté de la rivière afin d’admirer les incontournables ours de la capitale fédérale, ils et elles se fendent d’un applaudissement. Il faut dire que les ursidés sont en pleine période d’hibernation et que le spectacle de notre petit groupe, flottant et grelottant en simple maillot de bain dans une eau à moins de 5 degrés, qui plus est sous les flocons de neige, constitue une attraction bienvenue.
Alors que ma respiration se normalise enfin et que, dans la foulée, je retrouve mes esprits, je me pose la même question que semblent se poser aussi bien ces touristes désoeuvré·e·s que mon collègue resté au chaud: mais que suis-je donc venue faire dans cette galère? D’autant que notre trempette, censée durer quelques minutes seulement, me paraît s’éterniser durant des heures. Lorsque mes compagnon·ne·s d’infortune et moi nous extirpons enfin de la rivière glacée, je n’en mène, pour être honnête, pas très large. Mais c’est oublier un peu vite que le corps humain est capable de miracles. Comme effleurée par une baguette magique, je suis envahie par une agréable sensation de chaud, ce même si je marche vers mon bureau par une température extérieure de -1 degré, dans un bikini détrempé.
Trois canards et une bonne résolution
Pour trouver l’origine de mon coup de folie hivernal, il faut probablement remonter à l’été précédent lorsque, soucieuse de me fondre dans la masse des vraies Bärnoises, j’ai déterré de mon armoire un maillot de bain aussi décoloré que détendu et me suis traînée dans l’Aar. L’eau avait une vingtaine de degrés et il me semblait que plus de la moitié des habitant·e·s de la capitale s’étaient donné rendez-vous à la même heure dans ces quelques centaines de mètres cubes d’eau. Chaque fois que je tendais les bras pour faire des mouvements de brasse, ils se heurtaient à une bouée en forme de licorne ou à un sac polochon étanche. Pour une solitaire comme moi, l’horreur avec un grand H.
Quelques mois plus tard, en plein décembre, ambiance radicalement différente: alors que je rêvassais en regardant couler l’Aar depuis la fenêtre de mon bureau, j’ai vu passer trois canards esseulés, qui se laissaient flotter sur l’eau glacée. Peu après, ce sont trois nageur·euse·s tout aussi esseulé·e·s qui ont attiré mon regard. Le tout dans un décor hivernal d’une beauté et d’un calme à couper le souffle. A ce moment-là, j’ai pris ma bonne résolution de fin d’année. Et j’ai dérogé à l’une des règles de base de la baignade en eau froide: habituer son corps gentiment à cet exercice, par exemple en continuant à se tremper dans la rivière au-delà de la saison estivale.
Moins malade, plus zen
C’est donc un matin de janvier que j’ai effectué mon baptême de l’eau froide. Il a été suivi par des immersions régulières dans l’Aar glacée en compagnie de collègues de bureau puis, plus tard, par l’adhésion à un groupe de baignade quatre saisons. Pour être honnête, chaque année à la fin du printemps, lorsque la température de l’eau atteignait des valeurs séduisant une population plus large, je ressentais un pincement au cœur: il fallait alors se remettre à partager avec d’autres baigneur·euse·s.
Au fil des années d’entraînement, mon corps et mon esprit se sont endurcis. Je suis tombée malade moins souvent, j’ai appris à faire face avec – un peu – plus de calme aux situations difficiles et je me suis avec soulagement débarrassée de ma réputation de frileuse de service. Reste qu’un jour, aussi spontanément qu’elle était venue, l’envie de nager toute l’année dans l’Aar est repartie. Est-ce dû en partie au trend de la baignade en eau froide qui s’est emparé de la ville durant et après la crise-Covid, rendant l’aventure moins singulière? Peut-être.
Toujours aussi soucieuse de faire comme les vraies Bärnoises, j’ai bravement repris ma bonne vieille habitude de me traîner dans l’Aar quelques fois par été, au milieu de la foule bruyante et bigarrée. Mais pour ne pas redevenir celle qui, le soir venu, met son pull en premier sur la terrasse des bistrots, je me suis imposé un rituel quotidien: terminer ma douche par un jet d’eau froide revigorant. Pas assez néanmoins pour compenser le «kick» offert par un plongeon dans la rivière glacée. Peut-être devrais-je me mettre au parachutisme?
Pour de nombreuses Bärnoises, nager dans l’Aar est une vraie source de bonheur. Pas étonnant, selon le site web aare-bern.ch: le nom de la rivière dériverait de celui de la déesse antique du bonheur, Aurora. Le Dictionnaire géographique de la Suisse, lui, propose une étymologie plus pragmatique: le mot Aar viendrait notamment du latin aqua (eau) et du gothique ahwa (rivière).
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.