Après l’effort, l’effort
Difficile de résister à des slogans tels que «Die schönsten 10 Meilen der Welt» ou «Der schönste Marathon der Welt». Pour devenir une vraie Bärnoise, il faut transpirer un peu.
«Die schönsten 10 Meilen der Welt»: j’ai toujours été interpellée par le slogan du Grand Prix de Berne, ville par ailleurs plutôt modeste et discrète. Biberonnée à la course populaire Morat-Fribourg, à laquelle participaient religieusement mes parents lorsque j’étais gamine, je demandais à voir si la grande concurrente bernoise offrait vraiment les 16 plus beaux kilomètres de la Planète. Seul moyen de le découvrir? En mouillant ma chemise! Ou plutôt mon t-shirt fonctionnel.
Me voilà donc inscrite au grand raout sportif de la capitale. Soucieuse de mettre toutes les chances de mon côté – après tout, 10 miles ne s’improvisent pas, même pour la joggeuse endurcie que je suis – je file acheter de nouvelles baskets de course dans un magasin spécialisé. Le vendeur, qui s’avère être un ancien champion de semi-marathon, me fait généreusement profiter du «seul tuyau vraiment utile» dont j’ai besoin pour affronter le GP. Je viens de débourser 250 francs; il me doit bien ça! «Lors de la descente initiale, vas-y tout tranquillement, sinon tes cuisses ressembleront à du béton pendant tout le reste de la course.»
Les pièces du puzzle
C’est armée de ce conseil, ainsi que d’une bonne grosse cloque due à mes chaussures trop neuves, que je me rends sur la ligne de départ non loin du Wankdorf. Bonne élève, j’applique docilement la règle apprise quelques jours plus tôt. Alors que les centaines d’autres participant·e·s qui m’entourent accélèrent leur foulée dans l’Aargauerstalden, je garde bravement mon rythme de tortue. Autant dire que lorsque j’atteins enfin le Bärenpark, je me suis fait dépasser par tellement de gens que j’ai l’impression d’entendre la voiture-balai dans mon dos.
Vient alors la traversée du Nydeggbrücke – «tiens, c’est là que j’ai rencontré une copine par hasard l’autre jour» -, la montée de la Gerechtigkeitsgasse – «il faut absolument que je retourne voir les lampes chez Teo Jakob» -, la descente de la Rathausgasse – «n’est-ce pas la maîtresse de mon beau-fils, là-bas, une glace à la main?» -, celle du Nydeggstalden –«coucou ancien bureau!» -, la traversée du quartier de la Matte – «coucou nouveau bureau!» - puis de celui du Marzili – «zut, j’ai besoin d’aller aux toilettes» -, avant d’arriver à la Dampfzentrale – «il était tellement bien, le concert du mois dernier!».
Intéressant, ce GP: c’est un peu comme si les pièces du puzzle de ma vie bernoise s’assemblaient au fil du parcours selon une logique externe, indépendante de ma volonté. Tout aussi intéressant, le constat que même si j’ai passé au fil des ans des heures à sillonner la ville en marchant, en joggant ou en pédalant, il me reste de nombreux coins à explorer. Durant la course, j’ai ainsi à plusieurs reprises eu l’impression délicieusement étrange d’être «ailleurs». Des parenthèses éphémères, qui ne duraient pas plus d’une minute ou deux; à peine passé le coin d’une rue et je me retrouvais déjà en terrain connu.
Une alternative à la Porsche
Une quinzaine de kilomètres – et deux points de côté – plus tard, me revoilà à l’Aargauerstalden, cette fois dans l’autre sens. Une montée redoutée par de nombreux·euses coureur·euse·s, qui fait couler beaucoup d’encre sur les forums en ligne spécialisés. Moi qui gravis régulièrement le Gurten en trottant, j’ai renoncé à économiser de l’énergie pour cet effort final, pensant qu’il s’agit d’une formalité. Grave erreur. J’arrive au Rosengarten sur les rotules et dois littéralement me traîner sur le dernier kilomètre du parcours, pourtant à plat. La photo prise par déclenchement automatique sur la ligne d’arrivée, reçue quelques jours plus tard par la poste, montre une anti-héroïne rouge et grimaçante. De quoi remettre sérieusement en question l’honnêteté de ce texto reçu après la course: «Je t’ai vue passer au GP; tu étais tellement rapide que je n’ai pas eu le temps de t’encourager!» Ben voyons.
Quelques années plus tard, enfin complètement remise de mes courbatures physiques et mentales, je m’apprête à fêter un anniversaire rond. A cet âge-là, certaines Bärnoises s’offrent une Porsche. Moi, je décide qu’il est grand temps de passer à la vitesse supérieure et de m’inscrire à une course de 42 kilomètres. En terre bernoise, natürlech! Un tour sur Internet m’apprend que le seul marathon organisé dans mon canton d’adoption est celui de la Jungfrau. Cette fois-ci, ce n’est donc pas au Rosengarten que je vais devoir me traîner, mais à plus de 2300 mètres d’altitude. La bonne nouvelle? Il s’agit de l’auto-proclamé «Schönster Marathon der Welt». Décidément, dans le monde du running, la modestie bernoise en prend pour son grade.
Les coureur·euse·s ambitieux·euses rêvent de boucler le GP en moins d’une heure. En 2023, 101 y sont parvenu·e·s, selon le blog Running Coach. Depuis une vingtaine d’années, ce nombre est néanmoins (relativement) bas, plafonnant à moins de 200 sportif·ve·s par édition. En 2000, plus de 300 personnes avaient fait un chrono de moins d’une heure, contre plus de 400 en 1990. En 1984, leur nombre frisait carrément les 600.
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Dans cette chronique en français, elle raconte ses efforts – plus ou moins couronnés de succès – pour devenir une vraie Bärnoise.