En danseuse
Pour Patricia Michaud, Ulmizberg rime avec vélo. Faute de posséder un VTT, la Bärnoise atteint invariablement le sommet en nage. Ce qui ne l’empêche pas de recommencer à la première occasion.
C’est le moment de vérité. Le raidillon n’est certes pas long, mais si j’ai le malheur de poser un pied à terre, je ne pourrai plus repartir. Du moins pas sur mon vélo. Et l’idée de pousser à la montée ce deux-roues d’avant-dernière génération (traduction: plutôt lourd), dont la sacoche latérale est qui plus est remplie d’un pique-nique, d’une grande gourde d’eau et de diverses autres affaires, n’est pas franchement attractive. Je serre donc les dents, me concentre sur ma respiration et tente d’ignorer les cris d’indignation que lancent mes mollets en surchauffe.
Le tronçon reliant le hameau d’Oberulmiz au sommet de l’Ulmizberg constitue le maximum de ce que je peux imposer à ma fidèle bicyclette. Lorsque j’ai acquis cette dernière il y a une dizaine d’années, j’ai été très claire avec le vendeur: l’engin devait être en mesure de m’emmener partout, de la ville aux collines, en passant par la forêt.
Sous ses yeux amusés, j’ai fait trois fois le tour du pâté de maisons, ce afin de vérifier que les pneus de ma future monture étaient suffisamment larges pour ne pas rester coincés dans les rails du tram. C’est d’un air moins amusé que le même vendeur a procédé au changement desdits pneus qui, contrairement à ses promesses, ne répondaient pas à mes attentes en matière de flexibilité.
Scotchée au sommet
Avoir un seul vélo en tout et pour tout, c’est mon credo. Quitte à faire des compromis. Lorsque je monte sur l’Ulmizberg, le compromis consiste à effectuer toute la dernière partie du trajet en danseuse. En effet, aussi adaptées mes 12 vitesses soient-elles pour remonter au centre-ville de Berne après un plongeon rafraîchissant dans l’Aar – dans ce cas-là, je dépasse allégrement tous les jeunes gens branchés qui s’époumonent sur leur fixie – elles ne suffisent pas pour gravir la colline surplombant Köniz en maintenant les fesses sur la selle. Sur le Gurten, moins raide, ça passe de justesse. Sur l’Ulmizberg, ça casse à chaque fois.
C’est donc invariablement en nage que j’atteins le sommet. Après avoir parqué ma modeste monture à côté des fringants VTT utilisés par la plupart des autres personnes ayant fait le déplacement, je me rafraîchis à la fontaine puis m’en vais étaler le contenu de ma sacoche vélo sur la prairie, face au Gantrisch et aux Alpes bernoises.
Pieds nus dans l’herbe tendre, un imposant sandwich dans une main et un livre dans l’autre, je savoure chaque instant passé dans un état de zénitude rarement ressenti ailleurs. En effet, il suffit généralement de quelques instants là-haut, à quelque 937 mètres d’altitude, pour que le calme m’envahisse.
Patricia Michaud est une journaliste freelance suisse romande. Depuis plus de quinze ans, elle habite et travaille à Berne. Durant cette deuxième année de publication, la chronique «Bärnoise» se met au vert. Le temps d’explorer la nature de proximité.
Et c’est bien là le grand mystère de mon rapport à l’Ulmizberg. Lorsque j’y suis montée pour la première fois, c’était en marchant. Une chouette balade, certes, mais qui ne m’a pas laissé de souvenirs marquants. Au fil des mois et des années qui ont suivi, j’ai gravi la colline à plusieurs reprises, que ce soit en me promenant ou en courant. A chaque fois, même topo: des escapades plaisantes mais sans plus. Il m’a fallu attendre de conquérir le sommet à vélo pour que la magie opère.
Il y a quelques années, privée de jogging et de randonnée en raison d’une entorse, j’ai provisoirement reporté mon amour du mouvement sur la petite reine. Un jour, lassée d’aller pédaler du côté du Wohlensee ou du Gurten, j’ai décidé de tenter de bon matin l’ascension de l’Ulmizberg. Une excursion dont je ne suis revenue qu’en fin d’après-midi: les bonnes ondes du lieu m’ont littéralement scotchée toute la journée au sommet.
Bye-bye rando
Est-ce dû à l’important effort fourni sur les cent derniers mètres de dénivelé? Est-ce l’absence de sac à dos? Ou encore le fait que j’ai tendance à emporter davantage de petits luxes à vélo qu’à pied, notamment un carnet et un stylo, un bon bouquin, un kit tricot – si, si!- ainsi qu’un plantureux pique-nique? Ce qui est sûr, c’est que depuis que j’ai commencé à me rendre sur l’Ulmizberg à vélo, j’ai renoncé à le gravir par d’autres moyens, même une fois remise de ma blessure.
Quand la météo et l’agenda s’y prêtent – pas question d’y monter en coup de vent – je remplis ma sacoche de provisions, visse mon casque sur ma tête et mets le cap sur l’agréable colline. Au retour, je prolonge l’idylle champêtre en passant par Kühlewil, puis en traversant le Köniztal. Et une fois rentrée chez moi, je tente tant bien que mal de ne pas me laisser happer illico par la frénésie urbaine.
Il y a quelques semaines, alors que je m’apprêtais à partir à l’assaut de l’Ulmizberg, j’ai croisé une sympathique voisine dans le garage à vélos de notre immeuble. Après s’être enquise de mon itinéraire et m’avoir décoché un regard sceptique, elle m’a généreusement proposé de me prêter son gravel bike, dont elle n’avait pas besoin ce jour-là. J’ai hésité un bref instant, avant de décliner l’offre.
D’une part parce que ce changement de monture aurait impliqué que j’emporte un volumineux sac à dos ou, pire, que je renonce à mon précieux bric-à-brac. D’autre part parce que j’ai été prise d’une inspiration soudaine: et si l’intensité de mon expérience là-haut résultait de cette fameuse montée en danseuse?
À écouter en gravissant l’Ulmizberg à vélo: Horses in my head (Wolfer)